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Géométrie, rite et combat dans le tai chi chuan

géométrie et tai chi chuan

Géométrie et conscience du corps

Alain Berthoz rompt avec l’approche classique de la géométrie. Celle-ci tend en effet à nous convaincre que l’espace est une notion abstraite, indépendante de l’expérience sensible de notre corps agissant. Pour lui, il n’y a pas de géométrie sans expérience et sans conscience du corps. La géométrie formaliste que l’on nous enseigne est  par ailleurs en contradiction avec les idées de grands mathématiciens comme Poincaré et Einstein. Il invite donc à leur réhabilitation.

Considérant l’espace absolu comme un non sens, Poincaré opte pour une géométrie faite d’associations entre nos actes et leurs conséquences. Il cherche alors les fondements de la géométrie dans l’organisation la plus primitive de l’action. Le grand mathématicien/physicien/philosophe la trouve dans le comportement de capture ou de défense qu’il nomme « comportements de parade ». Pour Poincaré, l’espace est créé par la multiplicité des parades et par la coordination qui en résulte. Le mouvement devient alors fondamental dans la définition de l’espace.

Les formes traditionnelles de tai chi chuan illustrent de manière exemplaire les théories de Poincaré. « Parer » est le mouvement matriciel du tai chi chuan. Il engendre par ailleurs une multitude de parades et d’attaques qui progressivment permettent une redéfinition/ré-appropriation de l’espace.

Rites de combat

Depuis quelques décennies, Michel Maffesoli nous rend attentifs au jeu ritualisé inhérent au quotidien et à ses multiples théâtralisations. Dans les dernières pages de La conquête du présent, il déclare que les divers rites ponctuant la vie publique ou la vie privée sont tous de « l’ordre du combat ». Il encourage la sociologie du rite à garder à l’esprit cette perspective irréductible. Il rappelle en outre que si les rites font entrer les hommes dans le jeu des forces cosmiques, ils sont également une clef importante dans l’étude de la société.

Se référant aux travaux de J. Huizinga, le sociologue de la Sorbonne illustre ses dires par ce passage de l’Ancien Testament (le livre II de Samuel, 2, 14) où douze jeunes gens de chaque camp s’entretuèrent dans une danse héroïque après qu’Abner eut dit à Joab : « Que les jeunes s’apprêtent et jouent devant nous ».

Combat des forces primordiales

L’être humain jeté, perdu dans l’immensité de l’espace et la perpétuité du temps, imagine histoires et symboles. Il apprivoise ainsi sa peur de l’inconnu, de l’indicible, du sans nom. Toute personne en quête d’elle-même, en recherche de sens rencontre inéluctablement les deux monstres primordiaux : la mort qui fauche et le temps qui avale. Toute voie traditionnelle implique l’affrontement de ces deux entités physioculturelles.

Le tai chi chuan constitue une méthode remarquable pour redécouvrir son espace intérieur, pour ré-apprivoiser l’espace extérieur. La pratique du tai chi chuan, en nous faisant vivre d’autres temporalités, nous fait entrer dans le lâcher prise. En faisant l’expérience du changement perpétuel, nous réalisons que l’essentiel est dans ce qui coule. La fluidité des mouvements nous montre l’inanité de toute posture figée : corporelle, émotionnelle ou intellectuelle. Comme je l’ai montré dans Taijiquan, Mythes et réalités, la danse tai chi reproduit, mime, symbolise le combat des forces primordiales. Les rituels (formes) du tai chi chuan, par ingestions régulières de parcelles homéopathiques de mort, célèbrent la mort de la Mort et nous ouvrent ainsi à la vraie Vie.

Un art multidimensionnel

Art multidimensionnel, le tai chi chuan appelle l’entièreté de notre être. Ses différentes figures révèlent nos identités plurielles. Le tai chi chuan, en explorant l’espace, le temps, le rituel, le jeu, la mort et la vie propose l’expérience de l’interdépendance organique des divers constituants des corps humain, social et cosmique.

Édito revu Espace Taiji n° 69

Crédit photo : Almereca