Eric Caulier

Conscience du corps – Richard Shusterman

Dessiner les contours d’une authentique conscience du corps malmenée par une modernité pressée magnifiant un corps sans conscience. Tel est le projet de Richard Shusterman qui développe depuis la fin des années nonante une nouvelle discipline : la soma-esthétique. Dans Conscience du corps (l’éclat, 2008), l’auteur part d’approches philosophiques qui ont accordé une place centrale au corps. Il scrute leurs limites et définit des stratégies nouvelles pour vivre et penser le corps.

 

Introduction

C’est la conscience du corps (terme aux multiples significations et au vaste champ d’application) qui forme l’axe central de ce livre p. 11.

Le corps exprime l’ambiguïté de l’être humain, qui est à la fois sensibilité subjective faisant l’expérience du monde et objet perçu dans ce monde p. 13

La condamnation séminale du corps comme médium que Platon développe dans le Phédon (65c-67a) se concentre sur l’aspect négatif de l’interférence. (…) ces critiques, de même qu’un autre argument platonicien (provenant de l’Alcibiade, 129c-131d) qui n’accorde au corps que le statut dégradé et aliénant d’instrument, ont eu une influence énorme dans notre culture pp 15-16.

Il est indéniable que la culture contemporaine prodigue au corps une attention énorme et, à certains égards, excessive ; (…) Les sociologues et les critiques féministes ont montré comment les formes dominantes sous lesquelles notre culture intensifie l’attention au corps servent largement à maximiser les profits (…) tout en renforçant la domination sociale et en inculquant l’aversion de soi à une multitude. Une apparence corporelle idéale – impossible à atteindre pour la plupart d’entre nous – se voit perversement ériger en norme nécessaire, condamnant ainsi des portions immenses de la population à éprouver un sentiment opprimant d’inadéquation qui les incite à acheter les remèdes en vente sur le marché. Non seulement ces idéaux implacablement martelés nous détournent de nos sentiments, plaisirs et capacités corporelles, mais ils nous empêchent de voir la diversité des méthodes qui nous permettraient d’améliorer notre expérience incarnée. C’est que, dans notre culture, la conscience de soi somatique est excessivement dirigée vers une conscience de l’apparaître (…) p. 17.

Cette pauvreté de la sensation soma-esthétique permet de comprendre pourquoi notre culture dépend de plus en plus de stimulations toujours plus intenses offertes par les divertissements médiatiques sensationnalistes, voire de moyens bien plus radicaux de se donner le frisson. À l’inverse, un tel régime d’excitations artificielles transforme également nos habitudes de perception (et même notre système sensorimoteur), et augmente le seuil de stimulation nécessaire à la perceptibilité et à la satisfaction, tout en diminuant nos capacités à avoir une attention sereine, continue et soutenue. La culture d’une conscience somatique de soi plus affinée peut nous donner une attention qui nous permettra de déterminer, de façon plus rapide, et plus fiable, la sur-stimulation issue d’un débordement d’excitations sensorielles, et donc d’y couper court pour en éviter les dommages. (…) cette conscience accrue peut nous apprendre à nous déprendre des stimulations perturbatrices en cultivant des compétences nous permettant de rediriger le contrôle de l’attention p. 18.

(…) la défense de la réflexion somatique ou de l’accroissement de l’attention à l’égard de notre propre corps montrera cependant qu’une telle intensification de la conscience que nous en avons peut mener à un meilleur engagement dans le monde extérieur en améliorant l’usage de soi qui constitue l’instrument fondamental de toute perception et de toute action p. 20.

Richard Shusterman traite ces questions diverses et complexes en s’appuyant sur six philosophes du XXe siècle : Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty, Michel Foucault, Ludwig Wittgenstein, William James et John Dewey.

La philosophie corps-esprit de Dewey

Bien que célèbre pour sa critique des dualismes de toutes sortes (moyens/fins, art/vie, sujet/objet, théorie/pratique), Dewey déclarait « ne rien connaître de si désastreusement affecté par la tradition de séparation et d’isolation que ce thème particulier du corps-esprit » p. 250.

Convaincu de « la nécessité de voir l’esprit-corps » comme un tout intégral », Dewey dédaignait bien volontiers l’usage conventionnel en affirmant lexicographiquement leur unicité, par le biais de locutions comme « corps-esprit » et « esprit-corps » p. 250.

Chose plus importante qu’une nouvelle terminologie pour suggérer l’unité corps-esprit, plus urgente aussi pour contrer le dualisme que des théories métaphysiques, Dewey affirme que « l’intégration de l’esprit-corps dans l’action » est au premier chef d’une question pratique, « la plus pratique de toutes les questions qui touchent notre civilisation », et une question qui exige une reconstruction sociale, ainsi que des efforts individuels afin de réaliser une plus grande unité dans la pratique. À défaut de mener à bien une telle réforme, « nous continuerons de vivre dans une société où un matérialisme sans âme et sans coeur sera compensé par un idéalisme et un spiritualisme pleins de bons sentiments (soulful), mais futiles et artificiels p. 251.

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