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Accorder son corps, s’accorder au monde

Tai chi - Salut - accorder son corps - Eric Caulier

Accorder son corps, c’est comme accorder un instrument de musique. L’important est de sonner juste.

Le corps au coeur de la recherche en anthropologie

Nous communiquons par le langage mais aussi et surtout par le corps. Aujourd’hui, en anthropologie, le corps est au coeur de la recherche. Il n’y aurait finalement de vraie connaissance que par corps. Si le monde contient les sujets sociaux, ceux-ci contiennent le monde dans leurs corps. Les connaissances pratiques, transmises par mimétisme, et conservées dans la mémoire du corps permettent en fait de s’adapter aux différentes situations de la vie.

Les récentes recherches sur les neurones miroirs ont montré que la reconnaissance des autres personnes, de leurs actions et de leurs intentions dépend de nos propres capacités motrices. Les normes institutionnelles, les valeurs sociales, ainsi que les relations de pouvoir s’incorporent principalement par mimétisme. Pour s’exercer et se reproduire, les hiérarchies complexes du pouvoir n’ont pas besoin de lois extérieures.

Elles s’encodent dans les normes sociales somatiques. En tant qu’habitudes corporelles, généralement tenues pour acquises, elles échappent donc à la conscience critique et sont rarement remises en question. Aujourd’hui l’image du corps et les injonctions de « bien-être » sont omniprésentes. Cependant, ne nous leurrons pas, il ne s’agit, la plupart du temps, que de changements de surface mis en scène par la société du spectacle. Ceux-ci sont, de plus, caractéristiques d’un libéralisme économique débridé créant de faux besoins.

Une approche du tai chi pour accorder son corps

Mieux connaître et mieux prendre soin de son corps, c’est-à-dire de soi pour vivre plus intensément et plus amplement est le projet mélioriste du CAP. Le CAP est le  Centre d’Actualisation du Potentiel. L’outil proposé est un taijiquan qui plonge ses racines dans les anciennes pratiques taoïstes. Celui-ci, chez nous, s’enrichit d’éclairages scientifiques contemporains.

Cette expérience de quelques décennies de pratique, de recherche et d’enseignement se traduit par la mise en évidence de quelques postures, mouvements et principes d’une simplicité déconcertante.

Au travers de ceux-ci, j’ai de mieux en mieux compris comment :

  • Se tenir debout, marcher, bouger.
  • Toucher l’autre et être touché par l’autre.
  • Intégrer le monde en s’intégrant au monde de manière naturelle.

En résumé, j’ai compris comment accorder son corps avec quelques gestes simples. Nombre d’activités humaines ont besoin de méthodologies pratique afin d’accorder son corps.

Par exemple, j’interviens avec Georgette Methens-Renard en ergonomie.  Nous accompagnons notamment des opérateurs sur des chaînes de montage automobile. Devant l’évidence de ce que nous les amenons à vivre, beaucoup nous disent : « pourquoi est-ce qu’on ne nous l’a jamais montré ? »   « Pourquoi, est-ce que l’on n’enseigne pas cela à nos enfants à l’école ? ».

C’est aussi l’interrogation de Louis Landuyt, artiste lyrique, pédagogue et aujourd’hui pratiquant de taijiquan. Comme lui, j’ai vu nombre de jeunes musiciens « enfermés » dans leur corps. J’ai aussi constaté les conséquences de cet enfermement après quelques décennies d’une pratique qui finit par devenir « aliénante ». Cet enfermement cause des souffrances physiques et psychiques.

Accès à des ressources cachées

Lorsque, nous faisons entrevoir un autre usage du corps et de soi, nous percevons, une lueur, un instant de lucidité. Malheureusement, aussitôt après survient une immense terreur, celle de la remise en question. Le changement, c’est très difficile.

En situation de crise importante, le corps accède à des ressources cachées, insoupçonnées, extraordinaires, d’autres instances en nous prennent les commandes. Le taijiquan, art martial interne, s’est beaucoup intéressé à ces passages : passages d’un état à un autre. Certaines notions fondamentales de l’anthropologie éclairent remarquablement ces processus. Les rites de passage et les états de transes sont éclairants. La santé que propose le taijiquan n’est pas une santé au rabais.

L’équilibre instauré n’est pas un immobilisme réconfortant. Le terme même de « taiji » contient les idées de « limite » et d’ « extrême ».  C’est, en effet, en luttant que l’on déploie ses potentialités.  Dans cette logique, en se rapprochant de ses limites et en côtoyant la démesure, l’on acquiert la grande santé. En épuisant toutes les résistances et tous les possibles, des portes intérieures s’ouvrent. Les gardiens du seuil nous laissent pénétrer dans notre temple intérieur. Ce mode de fonctionnement exceptionnel, le pratiquant de taijiquan apprend à l’utiliser en situation ordinaire. De cette façon, il mobilise au mieux ses ressources gestuelles, perceptives et attentionnelles en toutes circonstances.

Accorder son corps et s’accorder au monde

Au sein de notre École, le taijiquan commence par la mimésis et la prise de conscience de son importance dans nos vies. Le nei gong/travail intérieur apprend à émuler le mouvement à partir d’une disposition intérieure. Le pratiquant retrouve peu à peu son pouvoir d’agir. Il entre à ce moment-là dans l’ordre de la genesis.

Dans la foulée, nous explorons, à partir du geste, les étonnantes facultés d’assimilation et de projection du corps humain. Nous expérimentons nos aptitudes à assimiler et à projeter. Nous le faisons sur les plans physique, perceptif et mental. À certains moments, nous enveloppons le partenaire avec notre coeur, à d’autres nous le mettons dans notre ventre.

Cette approche ne nous éloigne pas du bien vivre. Au contraire, elle nous plonge au coeur de l’art de vivre. Tel le pharmakon, à la fois poison et remède, nos gestes de combat sont des gestes de guérison. Un contrôle articulaire bien exécuté comporte une possibilité de froisser muscles et tendons. Il recèle aussi une capacité d’ouverture du corps inédite. Cette capacité d’auto-régulation du corps va bien au-delà.

Tous ces micro mouvements sont ressentis, perçus et conscientisés au sein des multiples strates et dimensions de notre corps, du corps social et du corps cosmique. Accorder notre corps  en nous accordant au monde nous fait devenir progressivement l’acteur principal de notre santé.

Édito revu Espace Taiji n° 91