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Démiurgie dans le tai chi chuan – À partir des réflexions de Nancy Midol

Démiurgie dans le tai chi chuan

Démiurgie et démiurge

La démiurgie est l’activité propre du démiurge. En fait, celui-ci donne forme à l’univers. Par analogie, le démiurge désigne également le créateur d’une oeuvre de grande envergure. La pratique du tai chi chuan permet tout d’abord un ordonnancement de notre univers intérieur. Elle vise ensuite à nous libérer des liens aliénants afin de libérer notre potentiel créateur. Suivons Nancy Midol dans son approche de la Démiurgie dans le sport et la danse.

Les recherches de Nancy Midol

Les recherches de l’anthropologue Nancy Midol se révèlent particulièrement éclairantes pour notre compréhension de la dynamique interne du taijiquan. Nombre de points de son étude de la danse méritent en effet d’être soulignés. Elle préfère donc le terme de démiurgie à celui de créativité. Les explications de l’auteur semblent en outre particulièrement adaptées à notre art. Pour Nancy Midol, la démiurgie :

  • suppose l’organisation du chaos, la mise en forme : passage de wu chi à tai chi
  • induit un processus dynamique de mise en mouvement : ouverture d’une forme en tai chi chuan
  • déploie, dès son mouvement initial, le désir de vie et l’attrait de la mort : le taijiquan est un art de vie tout autant qu’un art martial
  • réconcilie transcendance et immanence : devenir tai chi (principe transcendant) par une pratique de centration (chuan)
  • doit être appréhendée comme un espace d’interrelations et de transformations perpétuelles : la circulation du souffle relie dans un mouvement de transformation incessant
  • bouleverse les repères routiniers en introduisant de nouveaux modes de fonctionnement : la lenteur du tai chi chuan brouille les repères tout en élargissant la conscience.

Dressage et rupture

Selon Nancy Midol, la danse académique occidentale est tout autant un dressage physique qu’un dressage psychologique. La rupture avec les danses traditionnelles païennes s’articule en trois points :

  1. l’incorporation de l’animalité et des éléments naturels est exclue au profit d’une abstraction désincarnée et désincarnante
  2. interdiction des mouvements du bassin rappelant la copulation ou l’accouchement, tout autant qu’une relation franche à la terre évoquant le féminin
  3. introduction de la discontinuité afin d’empêcher la transe provoquée par l’effervescence de la circulation énergétique.

Art de la reliance, le tai chi chuan privilégie un mouvement fluide. Celui-ci nous permet d’entrer en contact avec nos ressources profondes. Nous imitons la grue, le dragon, le singe, le serpent. En prenant appui sur la terre, sur notre fonds féminin, nous nous accordons avec les grands rythmes universels. L’appui intérieur que nous retrouvons, couplé aux mouvements du bassin, provoque une intense circulation de l’énergie et une radiance. Cette respiration totale est de l’ordre de l’orgastique.

La pratique de la  boxe du faîte suprême représente une formidable opportunité de renouer avec les principes des danses païennes. L’intérêt grandissant pour les styles internes chinois correspond bien aux changements de valeurs caractéristiques de notre époque contemporaine. La redécouverte du corps et du ressenti,  la recherche d’empathie et de racines sont à l’ordre du jour. Ce ré-enchantement de l’espace se place sous l’égide d’un polythéisme des valeurs.

Risques de dérives

Soyons néanmoins vigilant car la mentalité technicienne classique est toujours très prégnante et avide de récupérations. De nouveau, la référence aux travaux de l’anthropologue de Nice apparaît très pertinente. Elle nous sensibilise aux risques possibles de « dérives » de notre art. L’institution conservatrice contrôle les corps, les psychismes et la vie via les conservatoires. Elle élabore toute une stratégie concernant les motricités et leurs apprentissages :

  • bétonnage de l’axe du corps
  • gainage du tronc
  • rigidification de la nuque engendrant un corps érigé tel un phallus.

Tous les efforts déployés visent au spectaculaire, à l’éblouissement du spectacteur, à la soumission au jugement. La douleur est la voie royale vers l’excellence.

Comment ne pas reconnaître les caractéristiques d’un taijiquan de compétition valorisant des mouvements de plus en plus spectaculaires (postures de plus en plus basses, monter la jambe de plus en plus haut, corps de plus en plus figé). Cette approche encouragée par un public de plus en plus avide de performances est validé par des instances  en recherche de pouvoir et de domination. Néanmoins, la labellisation rassure un public peu critique.

Parlant de la mégalomanie conquérante de l’homme moderne, Adorno dit qu’il semble que tout lui appartienne parce qu’il ne s’appartient pas lui-même. Le Daodejing ne se réduit pas à un traité de gouvernance – du prince vis-à-vis de ses sujets – reconverti en recettes de leadership pour managers stressés. Ce grand classique chinois nous indique surtout « comment redevenir souverain de notre propre royaume ».

Édito revu Espace Taiji n° 71

Nancy Midol a rédigé la préface du livre Les fondamentaux du style Yang de tai chi.

Crédit photo : Almereca