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Ensemble – Pour une éthique de la coopération

Cette tendance naturelle, innée, est pourtant moins un trait génétique qu’un art, une capacité sociale, qui requiert un rituel pour se développer. Dans un monde structuré par la concurrence, où la compétition prime toujours sur l’entente, savons-nous encore ce que c’est qu’être ensemble par-delà le repli tribal du « nous-contre-eux » ? Dans cet ouvrage, Richard Sennett se fait tour à tour historien, sociologue, philosophe ou anthropologue pour étudier cet atout social particulier qu’est la coopération dans le travail pratique.

Dialogique p. 27

« Qui n’observe pas ne saurait converser ». Ce précepte d’un avocat anglais résume l’essence de la dialogique – un mot technique qui désigne l’attention et la sensibilité à autrui (….) Habituellement, quand nous parlons de compétences en matière de communication, nous nous demandons surtout comment faire un exposé clair, comment présenter ce que nous pensons ou éprouvons. Bien écouter nécessite un ensemble de compétences différent : être attentif à ce que disent les autres, interpréter leur propos avant de répondre, prendre en considération leurs gestes et leurs silences autant que leurs déclarations (…)

 

Répétitions pp. 28-33

Jeune homme, j’ai été musicien professionnel, violoncelliste et chef d’orchestre. Les répétitions sont la base de la musique ; quand on répète, les compétences d’écoute sont d’une importance vitale ; écoutant bien, le musicien devient une créature plus coopérative (…)

En musique les jeunes prodiges sont souvent arrêtés net quand ils se mettent à la musique de chambre ; rien ne les a préparés à être attentifs aux autres (… ) La simple homogénéité n’est pas une recette pour faire de la musique ensemble. Ou plutôt, c’est une recette sans intérêt. Le caractère musical apparaît plutôt à travers de petits drames de déférence et d’affirmations ; dans la musique de chambre, en particulier, il nous faut entendre des individus parler des voix différentes (…) Tisser ces différences équivaut à mener une riche conversation (…)

En musique classique, nous travaillons sur une partition imprimée, et il pourrait sembler que la partition dirige la conversation. Ces taches d’encre sur la page ne suffisent pas, à nous dire comment la musique va effectivement sonner (…) Du fait de l’écart entre la partition et le son, Pierre Monteux, qui m’a enseigné la direction d’orchestre, aimait à dire à ses élèves : « Écoutez, ne lisez pas ! » C’est ce qui doit se passer dans les répétitions. Quand on fait de la musique, il est une distinction élémentaire entre pratiquer et répéter : la première est solitaire, la seconde est collective (…)

Le défi de la communication avec des inconnus aiguise la quête de détails précis, puisqu’on n’a que quelques heures ensemble (…) Une solution à ce problème réside dans un jeu de rituels transportables (…) Tout le rituel de la répétition consiste à partager ces signaux (…)

Les musiciens qui répètent (..) ont besoin d’interagir, d’échanger pour leur bénéfice mutuel. Ils ont besoin de coopérer pour faire de l’art (…) La conversation entre musiciens consiste largement en mouvements de sourcils, grognements, coups d’oeil et autre gestes non verbaux. Là encore, quand les musiciens veulent expliquer quelque chose, ils montrent plus souvent qu’ils ne disent … La répétition musicale ressemble pourtant aux discussions où la capacité d’écoute des autres devient aussi importante que de savoir s’exprimer clairement.

Trois éléments de rituel pp. 124-126

L’intensité des rituels dépend de la répétition. Nous assimilons habituellement la répétions à la routine (…) la répétition peut suivre un autre cours. Jouer et rejouer un passage peut nous amener à nous concentrer toujours plus sur les détails, au point que la valeur des sons, des mots et des mouvements du corps finit par s’enraciner en profondeur. Tel est l’objet des rituels (…) accomplissez-le un millier de fois, il restera gravé en vous pour la vie. Il aura mille fois plus de force que si on ne l’accomplit qu’une seule fois (…)

Naturellement, la répétition peut conduire dans une impasse (…) Les rituels s’enlisent s’ils demeurent figés au premier stade de l’apprentissage, celui de l’habitude ; ils se renouvellent dès lors qu’ils passent par tout le rythme de la pratique.

En deuxième lieu, les rituels transforment les objets, les mouvements du corps ou des mots en symboles (…) Depuis Platon, la philosophie est aux prises avec la relation entre les symboles comme représentations et les symboles comme évocations (…) Le rituel se nourrit des deux types de symboles, mais opère un tri par le rythme de la pratique. Nous recevons d’abord des directives, que nous assimilons sous forme d’habitude ; ces directives se dissolvent en évocations que nous essayons de poursuivre plus consciemment : la poursuite en question n’est pas sans fin : nous retrouvons notre sentiment d’une directive sous la forme d’une habitude enrichie, re-enracinée sous la forme d’un comportement tacite. Dans les rituels, les objets et les gestes non moins que le langage suivent ce processus de transformation et acquièrent une densité de sens (…) les symboles saturés nous guident.

Le troisième élément du rituel concerne l’expression, en particulier l’expression dramatique. Sortir de l’allée centrale quand on vient de se marier, ce n’est pas déambuler dans une rue (…) chacun de vos pas paraît immense (…) C’est une des raisons pour lesquelles, accomplissant un rituel, les gens s’appliquent à le faire parfaitement.

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